ON LE TISSE, ON LE NOUE, ON LE TORSADE… YASMIN BAWA RENOUVELLE LA GESTUELLE AUTOUR DU CHANVRE. ENTRE SES MAINS, LA SCULPTRICE LE MODÈLE COMME LE PLÂTRE POUR DONNER CORPS À DES FORMES MONOLITHIQUES AUX COURBES DÉLICATES. CE MATÉRIAU QU’ELLE APPELLE « BÉTON DE CHANVRE », LA CRÉATRICE LE CONÇOIT DE MANIÈRE PUREMENT ARTISANALE À PARTIR DE PAILLIS, DE CHAUX ET D'ARGILE. ROBUSTE ET LÉGER À LA FOIS, IL SE PRÊTE AUSSI BIEN AUX FINITIONS LISSES OU TEXTURÉES QU’ELLE DÉCLINE DANS TOUTES LES NUANCES DE PIGMENTS NATURELS. UNE PRATIQUE SAINE QUI RÉSONNE AVEC SA NOUVELLE VIE CAMPÉE DANS LA CAMPAGNE ARDÉCHOISE.
Qu'est-ce qui vous a amenée à créer des objets, du mobilier et des installations ?
Je suis fascinée par la façon dont les objets interagissent avec leur environnement et par les sensations tactiles qu'ils peuvent procurer. Mon approche est étroitement liée à cette relation entre matérialité et espace. J'ai commencé par la sculpture, et rapidement les frontières entre l'art et le design se sont estompées. Aujourd’hui, je conçois mes pièces non seulement comme des objets fonctionnels, mais aussi comme des vecteurs d’histoires et d’émotions. Elles reflètent mon intérêt pour les textures, la nature et l'expérience humaine.
Pouvez-vous nous raconter l’histoire de votre studio, ainsi que votre parcours personnel ?
Je viens d’un milieu créatif pluridisciplinaire et cela se ressent dans mon parcours personnel qui est loin d’être linéaire. J’ai étudié la mode avec une spécialisation en couture et en maille. Puis, j’ai rejoint Acne Studios à Stockholm en tant que designer d’accessoires de mode. Je me suis plus particulièrement occupée des chaussures, mais aussi de la conception de sacs, chapeaux, ceintures et petite maroquinerie. Au fil de ces différentes expériences, j'ai réalisé que c'est en travaillant de mes propres mains et en manipulant les matériaux bruts que je me sentais le plus en phase avec ma personnalité. Mon père est indien, ma mère est britannique-américaine, et j’ai grandi entre la Californie et Édimbourg. Adulte, j’ai vécu à Londres, Stockholm, Berlin, et aujourd’hui dans le sud de la France. Ce mode de vie nomade a sans aucun doute influencé mon travail, qui aborde aujourd’hui les thèmes de l’identité, de l’appartenance et de l’impermanence de l'existence.
Quel rôle l’art et le design peuvent-ils jouer dans la sensibilisation aux questions d'actualité ?
L’art et le design ont cette capacité unique à communiquer au-delà des mots. Ils interpellent les personnes en leur for intérieur, suscitent des émotions à l’origine de réflexions, de conversations et d’actions. Pour moi, il est devenu évident que les objets dont nous nous entourons – et les processus qui les sous-tendent – ont un poids considérable en matière d’impact environnemental. Cette prise de conscience a constitué un véritable tournant dans mon activité. J’ai commencé à envisager la durabilité non seulement comme un objectif, mais aussi comme une responsabilité.
En quoi cette prise de conscience a-t-elle changé votre façon de faire ?
J'ai ressenti un décalage entre ce que je créais et mes valeurs dès mes premières explorations autour du béton et autres matériaux industriels. J’ai donc commencé à rechercher des alternatives, et c’est à ce moment que j’ai découvert le béton de chanvre. Ce matériau, à la fois écologique et incroyablement polyvalent, me permet de concilier esthétique et durabilité. C’est une tout autre approche du design, basée sur la responsabilité et la création consciente.
L’esthétique de mes pièces tend à révéler l’aspect brut et la beauté naturelle des matériaux. Je m'appuie sur les imperfections et les textures organiques qui résultent de l'utilisation de matériaux tels que le béton de chanvre, pour leur donner un supplément d’âme. D’un point de vue écologique, le chanvre est une ressource formidable : il est hautement renouvelable, absorbe plus de dioxyde de carbone que la plupart des plantes et nécessite très peu d’eau. Grâce à ce matériau, je peux réduire l'empreinte environnementale de mes créations sans sacrifier l'intégrité du design. J'espère que mon travail suscitera un dialogue sur la durabilité et la matérialité, et qu'il ouvrira la voie à de nouvelles façons de penser le design dans notre quotidien. J’aimerais que les gens reconsidèrent leurs espaces de vie et les objets qui les entourent, s’intéressent à leur provenance et leur impact sur le monde.
Outre la durabilité, comment équilibrez-vous technique, fonctionnalité et art dans votre travail ?
Cet équilibre est essentiel pour moi, et je veille à ne pas laisser un aspect dominer les autres. Chaque pièce naît d’une idée qui allie forme et fonction. Je perçois la fonctionnalité comme un prolongement de l’art – elle ne limite pas le design, elle guide la conception et enrichit la narration. Côté technique, il s’agit plus de célébrer la matière et de repousser ses limites. J’essaie toujours de créer des œuvres qui fusionnent harmonieusement art et fonction.
Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif ?
Je fonctionne de manière assez intuitive. Je commence souvent par faire des recherches, en explorant des textures et des matériaux qui entrent en résonance avec le monde naturel. Mes influences proviennent de divers horizons : architecture, mythologie, astrologie, techniques de construction traditionnelles et même du wabi-sabi, ce concept qui prône la beauté de l'imperfection. Je suis profondément inspirée par les formes organiques, les imperfections de la nature, la façon dont elles se matérialisent dans les objets fabriqués par l'homme. Cela se reflète dans mon travail avec des matériaux bruts comme le béton de chanvre, qui ajoute une dimension tactile, presque sculpturale.
Comment repoussez-vous les limites des matériaux ?
Je m’intéresse particulièrement au renouveau des matériaux comme le béton de chanvre, généralement perçus comme industriels, pour leur prêter des formes sculpturales plus délicates, en jouant avec sa texture brute et en expérimentant différents procédés. Je suis attachée à l'artisanat traditionnel, mais ouverte à l'innovation, dans un dialogue constant avec la matière. Je la laisse se comporter naturellement, tout en la guidant vers des formes inattendues. Par exemple, je teste la malléabilité du béton de chanvre en le modelant dans des courbes et des formes irrégulières qui ne sont pas communément associées à de tels matériaux. J’explore la tension entre rigidité et fluidité, en créant des lignes organiques et des volumes tridimensionnels qui se rapprochent plus de la sculpture que du design fonctionnel. J'essaie de créer des œuvres qui semblent vivantes, qui ont un sens du mouvement ou de la croissance, alors même qu'elles sont inertes. Les jeux d'ombre et de lumière apportent du relief et de la profondeur, comme si l'objet évoluait avec son environnement. Tout dépend de la situation.
Parlez-nous de vos œuvres récentes et de vos futurs projets.
Dernièrement, j’ai beaucoup réfléchi à ma transition de Berlin à la campagne française. Ce changement de vie a profondément influencé mon processus créatif. Être plus proche de la nature m’a permis de ralentir et de me reconnecter avec les matériaux bruts qui m’ont toujours attirée.
Je viens de lancer une série intitulée Serene Reflections avec la Galerie Objets Inanimés à Marseille, clin d’œil au panorama sur les montagnes de l’Ardèche visibles depuis mon atelier. Et je prépare une exposition solo à la Galerie Sainte-Anne à Paris, qui s’ouvrira le 14 novembre 2024. Ce sera l’occasion de présenter mes œuvres les plus expérimentales, explorant les thèmes de la matérialité et de la durabilité, au cœur de ma démarche.
En 2025, j'ai l'intention de continuer à développer ce travail, en me concentrant sur les pièces de grande taille conçues pour animer les espaces publics et privés. Je suis également enthousiaste à l'idée de nouer de nouvelles collaborations avec des galeries et des architectes, pour intégrer mes pièces dans différents environnements.
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Rédaction © Juliette Sebille
Photo courtesy Yasmin Bawa
Portrait par © Anna Malmberg
Sculptures photos 6, 9, 11 & 12 © Mathilde Hiley, courtesy Galerie Objets Inanimés